Design et quantified self
Quel est le rôle du design dans le quantified self (quantification de soi en français) ? Telle était la question posée aux six intervenants de la 8e édition du meetup qui a eu lieu à Paris le 31 mars dernier : Rémy Bourganel, Ferdinand Dervieux et Jérémie Lasnier (EnsadLab), Edouard Wautier (Withings), Pierre Garner (Elium Studio) et Nicolas Géraud.
La mesure de soi
Phénomène déjà répandu chez les américains, le quantified self a fait irruption dans notre quotidien et, d’ici 2017, c’est plus de 1,7 milliard de personnes dans le monde qui auront téléchargé au moins une application spécialisée Research2Guidance 2013 : alimentation, activité physique, conseils et gestion de la santé…
Le quantified self consiste à « enregistrer de manière régulière des données principalement quantitatives sur l’activité biologique et la vie quotidienne » [Le Design des interfaces numériques en 170 mots-clés, Dunod, 2013].
Une fois captées, ces données sur notre sommeil, nos apports caloriques, notre distance parcourue dans la journée ou notre taux d’hydratation sont souvent matérialisées à travers des tableaux de bord. En effet, le recours à une visualisation de données sous forme de courbes ou de diagrammes semble aujourd’hui la solution la plus immédiate. Ces résultats peuvent ensuite être partagés sur les réseaux sociaux, ce qui diffère des anciens carnets de bord à usage personnel.
Le paradoxe de la durée
Si on conçoit le quantified self comme un élément du life logging, il faut avant tout, en tant que concepteur, être conscient du paradoxe entre la durée sur laquelle un utilisateur a recours au quantified self, de quelques mois jusqu'à une vie entière, et la volatilité des devices et des usages.
Le capteur doit également être capable de s’intégrer dans un écosystème composé d’autres capteurs (balance, podomètre, tensiomètre, etc.), de terminaux pour visualiser les mesures (smartphones, montres, miroirs connectés, etc.) et de dialoguer avec des applications censées nous accompagner dans l’appropriation et l’utilisation de ces mesures.
Au-delà des visualisations
Afin de s’adresser à un public plus large que les early adopters technophiles, les différents intervenants s’accordent sur la nécessité de sortir de la visualisation de données et du tableau de bord. Selon eux, cela ne pourra se faire que si ces données sont reliées à un contexte pour que l’on puisse s’extraire du résultat en temps réel pour passer à l’analyse et à la recommandation.
La mesure seule ne peut pas être un moyen d’accéder au bien-être. Elle doit nécessairement être accompagnée d’une prise de distance, voire d’une certaine ironie, selon Nicolas Géraud.
Impliquer dans la durée
L’enjeu du quantified self est avant tout de susciter un engagement de l’utilisateur et de le maintenir dans la durée. En effet, plus la collecte des données se fera régulièrement et sur la durée, plus l’accompagnement de l’utilisateur pourra être riche : le système sera alors capable d’établir des patterns, d’effectuer des comparaisons sur des contextes similaires, de détecter une anomalie et, surtout, de valider une réelle évolution (musculation d’une partie du corps, amélioration de la qualité du sommeil, perte de poids, etc.).
Pour impliquer l’utilisateur au début, Edouard Wautier identifie trois leviers : la curiosité, l’envie de contrôle et la volonté d'atteindre un objectif personnel. Toutefois, une fois le moment de la découverte passé (« ah tiens, je fais tant de pas par jour »), il faut jouer sur d'autres mécanismes pour maintenir l'implication :
- La gamification : les objectifs sont récompensés par des systèmes de points ou l’obtention de badges comme le propose Fitbit.
- Une scénarisation de l'expérience : avec Withings, par exemple, les kilomètres que je parcours sont recoupés avec un tour du monde imaginaire, mes résultats correspondent à des étapes de ce voyage
- Des conseils "Pour mieux dormir…"
- Des explications sur ce que veulent dire les données : « Vous vous êtes mis à courir depuis une semaine. Votre poids ne diminue pas car vous avez gagné du muscle, qui pèse plus lourd que la graisse ».
- Des analyses statistiques sur de longues durées ou effectuant des recoupements entre différentes courbes que l'utilisateur ne pourrait pas faire lui même : "Vous êtes plus actif depuis 3 mois".
- Le challenge : jouer sur la communauté avec des défis entre utilisateurs et des systèmes de comparaison "Vous êtes seulement à 500 pas de Bruno", comme le propose Nike+.
La diffusion sur les réseaux sociaux
Autant de moyens variés d’impliquer un utilisateur… mais il faut se méfier de ceux qui utilisent les liens communautaires. En effet, la taille d’une communauté, les membres qui la composent et surtout ce qu’on y échange est à définir très finement : je veux bien partager la réalisation d’un objectif, mais je ne veux pas que mes proches apprennent sur Facebook que je souhaite perdre du poids. On peut partager des points et des badges, mais plus difficilement de réelles mesures. Nike a ainsi créé une nouvelle unité, le NikeFuel, dépendante de l’âge, du poids ou du sexe, qui mesure l’activité physique et permet de se comparer les uns aux autres.
La personnalisation
Mais ce qui motive le plus l’utilisateur, c’est de se savoir accompagné dans la réalisation de ses objectifs. Comment s’adapter alors à la psychologie de chaque individu, de celui qui voudra être coaché de manière quasi militaire à celui qui ne supportera que quelques « bons conseils » judicieusement placés ?
Ferdinand Dervieux et Jérémie Lasnier répondent à cette question dans Folo, leur plateforme de coaching, en laissant la main à l’utilisateur sur le paramétrage de son coach virtuel : sa personnalité, son ton et les canaux utilisés pour dialoguer (notifications, vidéos, mails, etc.).
Jusqu’où ira le quantified self ?
Mesurer l’activité physiologique dans le moindre détail, comme l’activité cellulaire grâce à la bio-impédance, mais aussi le détail de toutes nos activités, comme le fait Google Now, va redéfinir le champ d’action du quantified self. Le corps et son bien-être, nos loisirs, notre vie en général pourront être « améliorés » à coup de suggestions et de recommandations contextualisées.
Toutefois, il faut se poser la question de ce que nous proposent réellement de tels services : une meilleure connaissance de soi certes, mais il y a toujours en arrière-plan l’idée de nous pousser à une amélioration, au progrès. Cependant, la notion de bien-être, étant toute relative, il faut que l’utilisateur soit conscient de ce « mieux » vers quoi on le pousse et voir si cela correspond à sa propre conception.